Archive

Archive for March 18, 2012

Algerie: Les Accords d’Evian, le texte intégral

March 18, 2012 Leave a comment

Courtesy of : Le Trésor de la langue française au Québec (TLFQ); Université Laval, Québec.

http://www.tlfq.ulaval.ca

Le texte intégral a été publié dans Le Monde du 20 mars 1962. Cependant, le texte publié du côté algérien (dans le El Moudjahid du 19 mars 1962) comporte quelques variantes, notamment dans la dénomination des deux parties. Ainsi, le texte algérien porte la mention «Gouvernement provisoire de la République algérienne» (GPRA), alors que le texte français écrit «FLN». Or, c’est avec le FLN qu’a traité le gouvernement français, non le GPRA, dont il a toujours nié la représentativité.

I – ACCORD DE CESSEZ-LE-FEU EN ALGÉRIE

ARTICLE PREMIER

Il sera mis fin aux opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars 1962, à 12 heures.

ART. 2

– Les deux parties s’engagent à interdire tout recours aux actes de violence collective et individuelle.
– Toute action clandestine et contraire à l’ordre public devra prendre fin.

ART. 3

– Les forces combattantes du FLN, existant au jour du cessez-le-feu se stabiliseront à l’intérieur des régions correspondant à leur implantation actuelle.
– Les déplacements individuels des membres de ces forces en dehors de leur région de stationnement se feront sans armes.

ART. 4

Les forces françaises stationnées aux frontières ne se retireront pas avant la proclamation des résultats de l’autodétermination.

ART. 5

Les plans de stationnement de l’armée française en Algérie prévoiront les mesures nécessaires pour éviter tout contact entre les forces.

ART. 6

En vue de régler les problèmes relatifs à l’application du cessez-le-feu, il est créé une Commission mixte de cessez-le-feu.

ART. 7

La Commission proposera les mesures à prendre aux instances des deux parties; notamment en ce qui concerne:
– la solution des incidents relevés, après avoir procédé à une enquête sur pièces;
– la résolution des difficultés qui n’auraient pu être réglées sur le plan local.

ART. 8

Chacune des deux parties est représentée au sein de cette Commission par un officier supérieur et au maximum dix membres, personnel de secrétariat compris.

ART. 9

Le siège de la Commission mixte du cessez-le-feu sera fixé à Rocher-Noir.

ART. 10

Dans les départements, la Commission mixte du cessez-le-feu sera représentée, si les nécessités l’imposent, par des commissions locales composées de deux membres pour chacune des parties, qui fonctionneront selon les mêmes principes.

ART. 11

Tous les prisonniers faits au combat détenus par chacune des parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, seront libérés; ils seront remis dans les vingt jours à dater du cessez-le-feu aux autorités désignées à cet effet.
Les deux parties informeront le Comité international de la Croix-Rouge du lieu du stationnement de leurs prisonniers et de toutes les mesures prises en faveur de leur libération

II – DÉCLARATIONS GOUVERNEMENTALES DU 19 MARS 1961
RELATIVES À L’ALGÉRIE

A) DÉCLARATION GÉNÉRALE

Le peuple français a, par le référendum du 8 janvier 1961, reconnu aux Algériens le droit de choisir, par voie d’une consultation au suffrage direct et universel, leur destin politique par rapport à la République française.

Les pourparlers qui ont eu lieu à Evian, du 7 mars au 18 mars 1962 entre le gouvernement de la République et le FLN., ont abouti à la conclusion suivante.

Un cessez-le-feu est conclu. Il sera mis fin aux opérations militaires et à la lutte armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars 1962, à 12 heures.

Les garanties relatives à la mise en œuvre de l’autodétermination et l’organisation des Pouvoirs publics en Algérie pendant la période transitoire ont été définies d’un commun accord.

La formation, à l’issue de l’autodétermination d’un État indépendant et souverain paraissant conforme aux réalités algériennes et, dans ces conditions, la coopération de la France et de l’Algérie répondant aux intérêts des deux pays, le gouvernement français estime avec le FLN, que la solution de l’indépendance de l’Algérie en coopération avec la France est celle qui correspond à cette situation. Le gouvernement et le FLN ont donc défini d’un commun accord cette solution dans des déclarations qui seront soumises à l’approbation des électeurs lors du scrutin d’autodétermination.

CHAPITRE PREMIER

De l’organisation des Pouvoirs publics pendant la période transitoire et des garanties de l’autodétermination

a) La consultation d’autodétermination permettra aux électeurs de faire savoir s’ils veulent que l’Algérie soit indépendante (la question ne sera pas posée lors du scrutin, le seul choix sera Indépendance associée à la France ou sécession ) et, dans ce cas, s’ils veulent que la France et l’Algérie coopèrent dans les conditions définies par les présentes déclaration.

b) Cette consultation aura lieu sur l’ensemble du territoire algérien, c’est-à-dire dans les quinze départements suivants: Alger, Batna, Bône, Constantine, Médéa, Mostaganem, Oasis, Oran, Orléansville, Saida, Saoura, Sétif, Tiaret, Tizi-Ouzou, Tlemcen.
Les résultats des différents bureaux de vote seront totalisés et proclamés pour l’ensemble du territoire.

c) La liberté et la sincérité de la consultation seront garanties conformément au règlement fixant les conditions de la consultation d’autodétermination.

d) Jusqu’à l’accomplissement de l’autodétermination, l’organisation des Pouvoirs publics en Algérie sera établie conformément au règlement qui accompagne la présente déclaration. Il est institué un Exécutif provisoire et un Tribunal de l’ordre public.
La République est représentée par un haut commissaire.
Ces institutions et notamment l’Exécutif provisoire seront installées dès l’entrée en vigueur du cessez-le-feu.

e) Le haut commissaire sera dépositaire des pouvoirs de la République en Algérie, notamment en matière de défense, de sécurité et de maintien de l’ordre et en dernier ressort.

f) L’Exécutif provisoire sera chargé notamment:

– d’assurer la gestion des affaires publiques propres à l’Algérie. Il dirigera l’administration de l’Algérie et aura pour mission de faire accéder les Algériens aux emplois dans les différentes branches de cette administration;
– de maintenir l’ordre public. Il disposera, à cet effet, des services de police et d’une force d’ordre placée sous son autorité;
– de préparer et de mettre en œuvre l’autodétermination.

g) Le Tribunal de l’ordre public sera composé d’un nombre égal de juges européens et de juges musulmans.

h) Le plein exercice des libertés individuelles et des libertés publiques sera rétabli dans les plus brefs délais.

i) Le FLN, sera considéré comme une formation politique de caractère légal.

j) Les personnes internées tant en France qu’en Algérie seront libérées dans un délai maximum de vingt jours à compter du cessez-le-feu.

k) L’amnistie sera immédiatement proclamée. Les personnes détenues seront libérées.

l) Les personnes réfugiées à l’étranger pourront rentrer en Algérie. Des Commissions siégeant au Maroc et en Tunisie faciliteront ce retour.
Les personnes regroupées pourront rejoindre leur lieu de résidence habituel.
L’Exécutif provisoire prendra les premières mesures sociales, économiques et autres destinées à assurer le retour de ces populations à une vie normale.

m) Le scrutin d’autodétermination aura lieu dans une délai minimum de trois mois et dans un délai maximum de six mois. La date en sera fixée sur proposition de l’Exécutif provisoire dans les deux mois qui suivront l’installation de celui-ci.

CHAPITRE II

De l’indépendance et de la coopération
Si la solution d’indépendance et de coopération est adoptée,
Le contenu des présentes déclarations s’imposera à l’État algérien.

A) DE L’INDÉPENDANCE DE L’ALGÉRIE

I. – L’État algérien exercera sa souveraineté pleine et entière à l’intérieur et à l’extérieur.

Cette souveraineté s’exercera dans tous les domaines, notamment la défense nationale et les affaires étrangères.

L’État algérien se donnera librement ses propres institutions et choisira le régime politique et social qu’il jugera le plus conforme à ses intérêts.

Sur le plan international, il définira et appliquera en toute souveraineté la politique de son choix.

L’État algérien souscrira sans réserve à la Déclaration universelle des Droits de l’homme et fondera ses institutions sur les principes démocratiques et sur l’égalité des droits politiques entre tous les citoyens sans discrimination de race, d’origine ou de religion. Il appliquera, notamment, les garanties reconnues aux citoyens de statut civil français.

II – Des droits et libertés des personnes et de leurs garanties

Dispositions communes

Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison:

– d’opinions émises à l’occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination;
– d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu.
– Aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir.

Dispositions concernant les citoyens français de statut civil de droit commun
(Les Pieds noirs)

a) Dans le cadre de la législation algérienne sur la nationalité, la situation légale des citoyens français de statut civil de droit commun est réglée selon les principes suivants.
Pour une période de trois années à dater du jour de l’autodétermination, les citoyens français de statut civil de droit commun:
– nés en Algérie et justifiant de dix années de résidence habituelle et régulière sur le territoire algérien au jour de l’autodétermination;
– ou justifiant de dix années de résidence habituelle et régulière sur le territoire algérien au jour de l’autodétermination et dont le père ou la mère né en Algérie remplit, ou aurait pu remplir, les conditions pour exercer les droits civiques;
– ou justifiant de vingt années de résidence habituelle et régulière sur le territoire algérien au jour de l’autodétermination, bénéficieront, de plein droit, des droits civiques algériens et seront considérés, de ce fait, comme des nationaux français exerçant les droits civiques algériens.
Les nationaux français exerçant les droits civiques algériens ne peuvent exercer simultanément les droits civiques français.
Au terme du délai de trois années susvisé, ils acquièrent la nationalité algérienne par une demande d’inscription ou de confirmation de leur inscription sur les listes électorales; à défaut de cette demande, ils sont admis au bénéfice de la convention d’établissement.

b) Afin d’assurer, pendant un délai de trois années, aux nationaux exerçant les droits civiques algériens et à l’issue de ce délai, de façon permanente, aux Algériens de statut civil français (Les Pieds Noirs), la protection de leur personne et de leurs biens, et leur participation régulière à la vie de l’Algérie, les mesures suivantes sont prévues :

Ils auront une juste et authentique participation aux affaires publiques.
Dans les assemblées, leur représentation devra correspondre à leur importance effective. Dans les diverses branches de la fonction publique, ils seront assurés d’une équitable participation.
Leur participation à la vie municipale à Alger et à Oran fera l’objet de dispositions particulières.
Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi d’une indemnité équitable préalablement fixée.

Ils recevront les garanties appropriées à leurs particularismes culturel, linguistique et religieux. Ils conserveront leur statut personnel qui sera respecté et appliqué par des juridictions algériennes comprenant des magistrats de même statut. Ils utiliseront la langue française au sein des assemblées et dans leurs rapports avec les Pouvoirs publics. Une association de sauvegarde contribuera à la protection des droits qui leur sont garantis. Une Cour des garanties, institution de droit interne algérien, sera chargée de veiller au respect de ces droits.

B) DE LA COOPÉRATION ENTRE LA FRANCE ET L’ALGÉRIE

Les relations entre les deux pays seront fondées, dans le respect mutuel de leur indépendance, sur la réciprocité des avantages et l’intérêt des deux parties.

L’Algérie garantit les intérêts de la France et les droits acquis des personnes physiques et morales dans les conditions fixées par les présentes déclarations. en contrepartie, la France accordera à l’Algérie son assistance technique et culturelle et apportera à son développement économique et social une aide financière privilégiée.

Pour une période de trois ans renouvelable, l’aide de la France sera fixée dans des conditions comparables et à un niveau équivalent à ceux des programmes en cours.

Dans le respect de l’indépendance commerciale et douanière de l’Algérie, les deux pays détermineront les différents domaines où les échanges commerciaux bénéficieront d’un régime préférentiel.
L’Algérie fera partie de la zone franc. Elle aura sa propre monnaie et ses propres avoirs en devises. Il y aura entre la France et l’Algérie liberté des transferts dans des conditions compatibles avec le développement économique et social de l’Algérie.

Dans les départements actuels des Oasis et de la Saoura, la mise en valeur des richesses du sous-sol aura lieu selon les principes suivants:

a) La coopération franco algérienne sera assurée par un organisme technique de coopération saharienne. Cet organisme aura un caractère paritaire.
Son rôle sera notamment de développer l’infrastructure nécessaire à l’exploitation du sous-sol, de donner un avis sur les projets de loi et de règlements à caractère minier, d’instruire les demandes relatives à l’octroi des titres miniers : l’État algérien délivrera les titres miniers et édictera la législation minière en toute souveraineté

b) Les intérêts français seront assurés notamment par:

– l’exercice, suivant les règles du code pétrolier saharien, tel qu’il existe actuellement, des droits attachés aux titres miniers délivrés par la France;
– la préférence, à égalité d’offre, aux sociétés françaises dans l’octroi de nouveaux permis miniers, selon les modalités prévues par la législation minière algérienne;
– le paiement en francs français des hydrocarbures sahariens à concurrence des besoins d’approvisionnement de la France et des autres pays de la zone franc.

La France et l’Algérie développeront leurs relations culturelles.

Chaque pays pourra créer sur le territoire de l’autre un office universitaire et culturel, dont les établissements seront ouverts à tous.

La France apportera son aide à la formation de techniciens algériens.

Des personnels français, notamment des enseignants et des techniciens, seront mis à la disposition du gouvernement algérien par accord entre les deux pays.

III. DU RÈGLEMENT DES QUESTIONS MILITAIRES

Si la solution d’indépendance de l’Algérie et de coopération entre l’Algérie et la France est adoptée, les questions militaires seront réglées selon les principes suivants :

– Les forces françaises, dont les effectifs auront été progressivement réduits à partir du cessez-le-feu, se retireront des frontières de l’Algérie au moment de l’accomplissement de l’autodétermination ; leurs effectifs seront ramenés, dans un délai de douze mois à compter de l’autodétermination, à quatre-vingt mille hommes ; le rapatriement de ces effectifs devra avoir été réalisé à l’expiration d’un second délai de vingt-quatre mois. Des installations militaires seront corrélativement dégagées ;

– L’Algérie concède à bail à la France l’utilisation de la base de Mers El-Kébir pour une période de quinze ans, renouvelable par accord entre les deux pays ;

– L’Algérie concède également à la France l’utilisation de certains aérodromes, terrains, sites et installations militaires qui lui sont nécessaires.

IV. DU RÈGLEMENT DES LITIGES

La France et l’Algérie résoudront les différends qui viendraient à surgir entre elles par des moyens de règlement pacifique. Elles auront recours soit à la conciliation, soit à l’arbitrage. A défaut d’accord sur ces procédures, chacun des deux États pourra saisir directement la Cour internationale de justice.

V. DES CONSÉQUENCES DE L’AUTODÉTERMINATION

Dès l’annonce officielle prévue à l’article 27 du règlement de l’autodétermination, les actes correspondant à ces résultats seront établis.

Si la solution d’indépendance et de coopération est adoptée

– l’indépendance de l’Algérie sera immédiatement reconnue par la France

– les transferts de compétence seront aussitôt réalisés ;

– les règles énoncées par la présente déclaration générale et les déclarations jointes entreront en même temps en vigueur.

Algerie: 50 ans d’indépendance…

March 18, 2012 7 comments

A while ago, on this blog, i wrote a post titled “Algeria: 49 years of independence and nothing to show for“. Well, it’s no longer 49 years, but 50, and we still have nothing to show for. And when you don’t advance and progress, you are bound to regress. This is exactly what is happening in Algeria: a steady regression for 50 years now. Not to belabor the point of regression since my opinion is well-known to the readers of this blog, i think i am just going to let others speak for me.

Since this month is the 50th anniversary of the Evian Accords (here is a link for the original text of the accords–voici un lien pour le text intégral des accords), and to mark this occasion, the French newspaper, Liberation, asked two Algerian writers to pen to editorials analyzing the current situation in Algeria.  These are writers are Kamel Daoud and Leila Sebbar. The former is a journalist who writes for Le Quotidien d’Oran, and the latter is a writers who lives in Paris.  Well, what they say, describe, feel, and analyze is just damning. Well, i should just get out of your way, and let you read these 2 editorials.

Algérie : stade oral collectif

Par KAMEL DAOUD Ecrivain et journaliste au «Quotidien d’Oran»

Quel est le but de l’histoire algérienne ? Quand il y a un colon, le but, c’est chasser le colon. Mais quand il n’y en a pas ? Que faire quand on a bouté hors du pays le Français, l’Ottoman, l’Espagnol, le Romain ? Chasser l’Arabe aussi, disent certains. D’accord, sauf qu’il a été plus malin : l’«Arabe» se fond dans le décor au point où on ne sait pas le distinguer des autochtones. Meursault l’a tué, mais c’est Albert Camus qui en est mort. L’Arabe générique se cache dans les mentalités, les livres, il colonise encore, mais on n’arrive pas à le situer pour mieux le chasser. Et le pire, c’est quand des colonisés algériens se prennent pour le colon arabe d’il y a des siècles et revendiquent l’arabité comme une nationalité alors que c’est un mariage forcé.

Donc que fait un peuple lorsqu’il a son indépendance généralement ? Généralement, il construit : routes, logements, hôpitaux, enfants, robinets, etc. Tout ce que le colon lui a refusé. C’est ce qu’on a commencé par faire, les premières années, avant de s’en désintéresser : les Algériens ne construisent plus, aujourd’hui, que pour eux-mêmes, à l’échelle familiale. Pour le reste, c’est l’Etat qui s’en occupe, c’est-à-dire personne. Après deux ou trois décennies, on a compris qu’on ne sait pas construire et creuser et nettoyer et gérer. Du coup, on sous-traite l’indépendance : les Américains s’occupent du pétrole, les Français de l’eau, les Chinois des habitations et des chaussures, les Turcs du ciment, les Espagnols du transport ou des trous, etc. Nous sommes un peuple de vétérans de guerre. De plus en plus. Grand lutteur reconnu internationalement, le peuple algérien se devait d’être débarrassé des corvées domestiques (construire un pays) pour s’occuper de ce qu’il aime le plus : faire la guerre. On l’a fait tellement bien que, lorsqu’on a chassé le dernier colon en date, on n’a pas résisté à la possibilité de s’entretuer. 200 000 morts en une décennie. Presque 55 morts par jour. L’Algérien n’a jamais construit 55 logements par jour. Ni 55 barrages ni 55 mètres de route.

Le second sport consiste à se battre contre la France. Même quand elle n’est pas là. Se battre avec elle, chez elle, chez nous, au passé, au présent, après-demain, dans les cimetières et les airs. Pendant les débats, sur la tête d’un harki, de son fils ou le dos d’un mot et d’une stèle. Cela n’empêchera pas un Gulliver politologue, capable d’enjamber les océans, de se demander, en passant son chemin au-dessus de la fourmilière : «Que fait ce peuple dans la division internationale du travail ?» Quel est son métier ? Que va-t-il faire quand les Chinois et les autres nationalités importées auront tout construit, livré, achevé et pompé ? Qu’est-ce qui reste de valable dans cet endroit quand on enlève le pétrole et les martyrs et qu’on met en mode silencieux l’hymne national ? D’ailleurs, la bonne question est : «Qu’est-ce qu’une nationalité quand elle ne mange rien de national qu’elle-même ?» D’où l’histoire lue par le chroniqueur il y a quelques jours dans un journal arabophone algérien : l’histoire de Ali le Mordeur.

Fascinante histoire nationale, qui commence avec la guerre de Libération et finit dans une morsure. Le chroniqueur adore d’ailleurs les paraboles : ce sont les SMS des dieux depuis toujours. Donc, Ali le Mordeur, Algérien de 70 ans à peu près, est différent de Ali la Pointe. Le second est un jeune proxénète qui a basculé dans la lutte pour la Libération de l’Algérie et a fini héros national durant la fameuse bataille d’Alger en 1957. Il sera «plastiqué» dans sa cache du vieux quartier de la Casbah d’Alger. Il était beau, maquereau, avec des tatouages sur le corps selon la légende. «Zoubida Cheda Fellah» (1) sur la main gauche, «Marche ou crève» sur le pectoral gauche et «Tais-toi» sur le dessus du pied droit.

Selon la légende, Ali la Pointe doit son surnom au nom d’un quartier algérois, autrefois Haut-de-Pointe-Pescade, aujourd’hui nommé Bouzaréah. De Ali la Pointe qui a vécu vingt-sept ans, il resta un film, la Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966, un succès mondial), un quartier – la Casbah – et pas plus. Car les décolonisateurs sont devenus méchants et éternels, l’indépendance est une assiette, le peuple est retombé dans le statut de «sale Arabe» et les fellagha sont des jihadistes du GSPC (2). Cap donc sur la seconde histoire nationale.

Ali le Mordeur est donc plus vieux à cause de la bonne santé et de l’immortalité qu’assurent le pétrole et l’oisiveté aux Algériens. Selon le journal qui en rapporte l’histoire, Ali le Mordeur a découvert un jour qu’il possède cinq dents miraculeuses (cinq incisives contrairement au reste de l’humanité selon les témoins) qui lui ont permis de guérir son frère, qui souffrait de rhumatismes, en le mordant et en lui crachant dessus. Cela s’est passé en 1965. Aujourd’hui, Ali est vieux et s’est installé depuis quarante ans à Biskra, une ville du Sud algérien, et mord des dizaines de personnes par jour en salivant sur leurs maux : celles souffrant du dos, de sciatique, de rhumatismes, des articulations. Il en est heureux et ses clients aussi qui gémissent quand il les mord pour leur bien et les enduit de sa salive dite miraculeuse. Ceci pour la fable. Pour l’anthropologue, Ali est ce qui lie donc, désormais, le plus les Algériens les uns aux autres : la morsure. Dévorante ou miraculeuse.

Depuis «00 h 1962», heure zéro de l’Indépendance, le peuple mord et mange. Cela se voit dans l’architecture des cités barils (3) rampant sur les champs, les trottoirs squattés par les vendeurs à la sauvette (des Bouazizi sans martyr ni envie de l’être), aux déboisements, à l’avancée du désert, le dépeuplement intime. Les Algériens ont, en effet, un rapport carnivore à leur terre : elle se dévore. «Ils l’ont mangée» (K’law’ha), disent les Algériens nés trop tard quand ils regardent les anciens, les décolonisateurs, les plus rapides. Les aînés et leurs officiers gardiens qui s’en servent comme des reliques de légitimité dite révolutionnaire. Le mot vaut aussi pour un nombre incalculable de conjugaisons et de synonymes envieux et tristes : manger quelqu’un, une terre, contourner, éroder, inviter, se disputer, corrompre. Le registre qui va de la mâchoire à la déglutition est un dictionnaire de cannibale maître d’une académie de la saveur.

Le rêve littéraire du chroniqueur : écrire un grand traité de la digestion. Une sorte de livre culinaire qui mêle l’arôme à la métaphysique, la cuillère et les divinités. Le cru et le cuit. Selon certains, le livre de cuisine a été l’ouvrage le plus vendu durant le dernier Salon du livre à Alger. Les Algériens y trouvent une sorte de manuel compensatoire du cannibalisme national peut-être. Conclusion tirée par les cheveux ? Non. L’histoire algérienne est une troublante histoire de dévorations. On mange avec tout : les yeux, les mains, les pieds et la langue. Cet instinct de dévoration a eu différents noms : bien vacant, pénurie, agences foncières, lot de terrain, terrorisme et antiterrorisme, redressement entre factions.

Même pour l’immigration clandestine, les harraga [clandestins] utilisent une métaphore de dévoration : «Vaut mieux être mangé par les poissons que par les vers.» Quand un Algérien est vaincu, on dit : «Ils l’ont mangé.» Quand il recourt à la corruption, on dit : «Il a fait manger.» Cet usage de la métaphore est universel mais selon des proportions. Pas ici, en Algérie, chez nous. Il y a dans les airs un rapport de force, un système de contraintes et de chasse qui a laissé dans la culture générale cette sensation que tout se passe entre la mâchoire et l’assiette. Freud aurait appelé ça le stade oral collectif : une phase de développement du nourrisson gigantesque qui en est encore à la dévoration du sein et à la déglutition du lait pétrolier. Définition parfaite de l’économie nationale de l’allaitement et du sevrage. D’où le succès du livre de cuisine dans un pays qui ne produit pas ce qu’il mange : confession sur une sorte de panique généralisée qui trouve son expression dans le basculement dans le culinaire et l’assaisonnement sans fin.

On pourra dire aussi que les Algériens cherchent une identité : dans l’assiette, le vêtement ou la création linguistique, mais cela serait trop beau que de limiter le diagnostic à une esthétique. Il s’agit d’autre chose. Une autre preuve ? Le ramadan. Nous sommes le seul peuple qui vit et revit ce mois dans une sorte de panique généralisée, de peur, de violence dans la quête et l’achat.

Conclusion provisoire : il faut sonder cet instinct, ce comportement qui a peur de la dévoration en se défendant par une dévoration plus vigoureuse. Qu’est-ce que l’histoire nationale ? Un repas pour tous, servi après l’indépendance mais mal servi. Le cosmos ? Une figue sidérale à conquérir. Le paradis ? Un resto universitaire. La guerre de libération ? Une dévoration entre intestins. Le pouvoir ? Une mâchoire. La réflexion ? Une mastication prospective. C’est sans fin. De quoi faire rêver un écrivain qui irait se cacher dans une grotte pour écrire une sorte de prolégomènes de la dévoration. Une introduction à la digestion comme fondement et représentation de l’univers. Un traité majeur qui ira sonder, dans le plus profond mystère, cette attitude de l’Algérien qui a érigé le rassasiement comme meilleure réponse contre la peur d’exister et le vide du cosmos.

L’histoire nationale est donc carnivore : Ali la Pointe était le dernier de sa race, pas le premier. Aujourd’hui, il est normal que la génétique nationale enfante Ali le Mordeur.

(1) Littéralement : «Zoubida, Dieu nous soutient». (2) Groupe salafiste pour la prédication et le combat (1998-2007), la matrice d’Aqmi (Al-Qaeda au Maghreb islamique). (3) Cités nouvelles, construites en masse avec l’argent du pétrole, pour reloger les Algériens. Dernier ouvrage paru : «Le Minotaure 504», éd. Sabine Wespieser, 2011.

Lodève Aflou Lodève, le bruit des métiers à tisser

Par LEÏLA SEBBAR Ecrivaine

Jusqu’à ce jour, je n’ai pas quitté Lodève.

Et je reviens à Aflou (1) où je suis née. Aflou, djebel Amour, les Hauts-Plateaux, la steppe et l’alfa, les moutons. Koubbas des saints musulmans sur les collines.

C’était la guerre.

Les femmes de la tribu avaient quitté la tente pour nos maisons pauvres du quartier pauvre d’Aflou, le Village Nègre. Je me souviens de ma grand-mère et des vieilles tantes, dans la pièce du métier à tisser. Elles récitaient des formules contre le mauvais œil, elles chantaient en tissant, les hommes n’entraient pas dans la chambre du métier.

Je marche dans la ville. Aflou n’était pas une ville, c’est une ville. Les nomades se sont réfugiés dans les murs des maisons construites à la hâte, ils fuyaient les massacres de la guerre civile, à Lodève, on entendait parler des attaques contre les membres de la tribu, on entendait le nom des morts, on racontait que des corps gisaient dans la steppe, sans sépulture. J’avais entendu de ces histoires rapportées à demi-mot, on ne parlait pas devant les enfants, mais ils savaient tout et ce qui se passait dans le camp militaire, le Village Nègre ne l’ignorait pas.

J’ai marché dans la ville. Comment savoir depuis toutes ces années, sans nouvelles d’elles, Khédija, Kheiza, Messaouda, Fatima, Aouali, mes amies écolières, comment savoir si elles sont vivantes, si elles habitent Aflou, leur vie, leur mort.

Je peux, à cette minute où je reconnais le bordj, il était rouge brun, le sous-préfet et sa famille vivaient là, je voyais parfois le fils, un enfant blond, son fennec serré contre lui dans la jeep militaire, je peux chanter la comptine de la cour de récréation :

«Le matin quand je me lève

Je dis à mon mari

Qu’il me lave la vaisselle

Et moi je fais

Je fais le lit» (2).

Un soldat français avait frappé à la porte de notre maison. Mon père était absent, comme souvent. Je le voyais si peu, mon grand-père a ouvert. Le soldat est entré, il n’était pas armé. L’interprète et lui se sont assis sur le tapis de haute laine. Ma mère a servi le café. Ils ont parlé longtemps, en français et en arabe. Le soldat est revenu trois fois avec l’interprète. Mon père a dit oui, pour l’école. Je me demande, aujourd’hui, s’il n’a pas été contraint. J’ignorais, jusqu’au grand départ, dans les larmes et les cris, que mon père était un harki. Avant ce jour fatal, j’avais entendu des chuchotements bizarres, ma mère et ma grand-mère cessaient de parler lorsque j’entrais dans la chambre du tissage. Je n’ai pas posé de questions mais j’ai entendu plusieurs fois le mot France prononcé dans un tremblement.

La France, je l’ai regardée sur la carte accrochée près du tableau. Une forme étrange. Des couleurs, du vert, beaucoup de vert, pas de steppe ni de désert et des fils bleus partout, fleuves et rivières jusqu’à la mer. Le maître suivait le cours des fleuves avec un long bâton, on répétait des noms inconnus, je les trouvais beaux.

Le premier jour d’école, c’était une école de filles construite par le soldat et des appelés comme lui, j’ai su plus tard que les Arabes qui les aidaient étaient des «suspects», ce premier jour, je tenais la main de ma voisine du Village Nègre, Aouali, j’ai reconnu le soldat, il faisait l’instituteur. On l’appelait gentiment Boulahya, le «barbu» (le barbu de la guerre civile, on l’a surnommé Chadi, le «singe»). Trois jeunes filles secondaient le maître, des juives qui parlaient l’arabe comme nous. L’une d’elles était la fille du grand épicier d’Aflou, Layani. Elles nous ont donné des blouses roses et blanches à carreaux et dans l’ouvroir, chacune a brodé son nom en lettres françaises. Le maître a pris des photos. Où sont-elles. Peut-être un jour, surprise sur Facebook… Mes fils sont fous de tout ça. Ils me diront : «Maman, viens voir, c’est Aflou et toi, là, en écolière…».

Quand nous sommes arrivés en France, oui, c’était la France, le paysage, je ne l’ai pas vu, je n’ai rien regardé, je savais lire, écrire, compter, broder. Je ne raconterai pas le voyage depuis Aflou jusqu’à Oran, puis la traversée. J’étais comme étourdie par le malheur. Autour de moi, le silence. Les enfants eux-mêmes se taisaient. On avait tout abandonné, j’avais dû laisser la jolie poupée française que l’une des monitrices, elle s’appelait, je crois, Kohana, m’avait donnée, elle m’avait dit : «Elle s’appelle Violette.» Le métier à tisser, mes vieilles tantes l’ont gardé, elles ont continué à faire des tapis du djebel Amour. Ma mère aussi, à Lodève. Mon père a acheté pour elle un métier à tisser. Il est allé à la Manufacture de la ville, comme d’autres harkis, ils pensaient à leurs femmes tisserandes. On les a embauchées, elles ont travaillé pour la Manufacture des Gobelins.

Je marche toujours dans la ville.

Des femmes voilées, des femmes qui portent le hijeb. Comment reconnaître Khédija, Kheiza, Messaouda, Fatima, Aouali. Je ne suis pas voilée. Cinquante années plus tard, quelqu’un dira, venant vers moi : «Mais c’est Fatna ! Fatna… C’est toi ? Fatna dis-moi que c’est toi…». Et moi : «Oui, tu vois, je suis Fatna et toi Aouali, malgré le hijeb, je te reconnais». On s’embrassera, on s’enlacera, on pleurera. Des enfants crieront, courant vers notre quartier de l’autre côté de l’oued, que les vieux appellent encore le Village Nègre. «C’est Fatna ! C’est Fatna ! Venez voir, elle est revenue ! Dieu soit loué». Et Aouali me dira : «Viens à la maison, viens. Elles sont là, nos camarades sont là, les enfants vont aller les chercher, sauf Khédija, la pauvre, meskina, chaque vendredi on prie sur sa tombe, avec ses enfants. Tu viendras avec nous ?». J’ai dit que j’irais aussi pour mes vieilles tantes, les conteuses.

J’ai dit à mes amies que je reviendrais. Je les ai invitées dans ma maison, à Lodève, elles sont les bienvenues. Je leur ai promis que nous irions à Paris, visiter la Manufacture des Gobelins où travaille l’une de mes filles jumelles. Elle est tisserande. L’autre est comédienne.

(1) Ndlr : la plupart des harkis qui vivaient à Lodève (Hérault) étaient originaires d’Aflou, ville où les femmes étaient traditionnellement tisserandes. (2) «Aflou, djebel Amour», journal d’un appelé (1961-1962) de Jean-Claude Gueneau, éd. Bleu autour. Derniers ouvrages parus : «La confession d’un fou», 2011. «Ecrivain public», 2012, éd. Bleu autour.